Depuis 2020, le site de Bassenges à Ecublens (VD) abrite un projet d’agriculture durable et locale au cœur du campus de Dorigny (1). Avec son modèle agroécologique, diversifié et en circuit court, le collectif Cambium Sàrl (2) gagne en 2019 l'appel à candidature ouvert conjointement par l'UNIL et l'EPFL pour l'exploitation des terrains agricoles et des bâtis du domaine de Bassenges.(3) Le projet permet ainsi de maintenir l’activité agricole existante sur le campus et concrétiser les engagements environnementaux des 2 institutions hôtes tels que définis par leur politique de durabilité.(4) (5) Après 5 ans d’activité, le 16 janvier 2025, la direction de l’EPFL annonce au collectif la résiliation de son bail, avec effet au 31 janvier 2026, afin d’implanter sur site, le Centre de mathématiques Bernoulli. En ré-affectant le bâtiment de ferme historique et supprimant sa fonction agricole, cette décision met fin à un projet central pour sa fonction environnementale, sociale, économique et pédagogique. Elle soulève une question fondamentale : peut-on encore, aujourd’hui, se permettre de faire disparaître des fermes en activité (et exemplaires) alors que 800 exploitations agricoles disparaissent chaque année en Suisse? (6)


Nous, citoyen·nes, agriculteur·ices, agronomes, ingénieur·es, architectes, urbanistes, chercheur·euses, et élu·es, dénonçons le projet de transformation de la Ferme de Bassenges. Nous appelons l’EPFL à reconsidérer sa position et à s’engager à maintenir l’activité agricole sur les terrains et les bâtis du domaine de Bassenges. En tant qu’institution publique, et face aux défis actuels, l’EPFL se doit d’être un exemple de transition socio-écologique du territoire dont elle fait partie.

  • Nous demandons une réévaluation complète du projet d’extension du Centre Bernoulli à Bassenges, incluant l'exploration sérieuse de solutions alternatives, qui n’opposent pas l’agrandissement du Centre Bernoulli et la pérennité du projet de la Ferme de Bassenges.

  • Nous demandons la reconduction du bail du Collectif Cambium Sàrl et l’inscription de la fonction agricole des bâtis de la ferme dans les statuts de l’EPFL, afin de préserver et renforcer les synergies entre agriculture, éducation, recherche et innovation.
     
  • Nous demandons l’ouverture d’un processus de concertation démocratique associant étudiant·es, chercheur·euses, employé·es professionnel·les, habitant·es et autorités locales pour penser ensemble l’aménagement des campus. Ce territoire doit être construit comme un bien commun, au service des enjeux écologiques, sociaux et scientifiques contemporains.



Une ferme modèle pour le campus et son territoire

La Ferme de Bassenges expérimente des pratiques qui supportent l'entretien et la biodiversité du campus de Dorigny. Le collectif y développe un modèle de polyculture-élevage à petite échelle sur 10 hectares. Il travaille notamment en traction animale et limite les intrants externes : fourrage et fumier sont produits sur place pour 1,6 hectare de maraîchage et 2 hectares de grandes cultures, ainsi que pour l’élevage de 26 brebis laitières, 40 agneaux, 2 ânes, 2 chevaux, 1 vache. La Ferme emploie aujourd’hui 5 équivalents temps plein, forme 3 apprentis et stagiaires, et produit des aliments pour plus de 300 personnes, renforçant ainsi la résilience alimentaire locale.

La Ferme est un laboratoire d’expérimentations : plus de 20 collaborations universitaires ont été menées sur l’agriculture durable et la préservation des sols.(7) Ses innovations dans les domaines d’agroécologie et de low tech ainsi que de rénovation architecturale en font un lieu de recherche et d’enseignement qui ouvre des terrains interdisciplinaires entre sciences du vivant, sciences de l'environnement, architecture et ingénierie. Elle inspire de nouvelles approches pour une gestion durable des ressources. Visites scolaires et universitaires, formations, mais également portes ouvertes et marchés sont nombreux, faisant de la Ferme un lieu de formation, de recherche, d’expérimentation, de bien-être et de rencontres, essentiel à la vie du campus et à sa cohésion sociale. Ainsi le projet actuel de la Ferme de Bassenges incarne pleinement les missions fondamentales de l'EPFL.

Au contraire, le nouveau projet prévoit une gestion des terres déconnectée du quotidien, en sous-traitant les prestations agricoles et l’entretien des espaces verts. Cette décision a un coût social, économique et environnemental. Même si l’EPFL affirme que « tous les terrains resteront agricoles »(8), la réaffectation des bâtis de Bassenges – et avec elle la disparition des infrastructures nécessaires au projet agricole – condamne le modèle en place et, avec lui, toute la valeur matérielle et immatérielle que les paysan·nes apportent à la communauté universitaire et à son voisinage. 


Un patrimoine vivant en péril

Dans un contexte de disparition des petites exploitations agricoles en Suisse (9), le changement d’affectation prévu par le projet est difficile à justifier. Cette action met fin à une gestion et une habitation paysanne du site, effaçant ainsi 300 ans d’héritage et d’histoire. La décision est justifiée par la nécessité de rénover les bâtiments classés. Pourtant, depuis son installation en 2020, le collectif mène d’importants travaux : il a investi l’équivalent d’un an de travail bénévole pour rénover les bâtiments et mis en œuvre des pratiques participatives de maintenance et de soin, centrées sur l’usage des lieux, utilisant des matériaux biosourcés et locaux. 

Dans le nouveau projet, une vision superficielle du patrimoine est promue. Si les façades sont rénovées et préservées, les intérieurs sont quant à eux lourdement transformés en espaces standardisés de bureau ou de conférence.(10) Cette transformation complète de l’usage du lieu fera disparaître le patrimoine immatériel qui y est associé : son ancrage au territoire, sa mémoire, ses savoir-faire agricoles, ses liens sociaux et sa transmission de pratiques. Le travail engagé par le collectif ouvre au contraire des pistes pour penser des politiques patrimoniales capables de reconnaître, au-delà des façades, la valeur des usages, des pratiques collectives et des liens vivants tissés avec un territoire.


Un campus construit sans ses usager·es

La suppression de la Ferme au profit du Centre Bernoulli reflète un manque récurrent de transparence dans la gouvernance de l’EPFL. Acteur-clé des paysages nourriciers du campus, le collectif n'a jamais été consulté en amont de la décision. Aucune alternative ni solution de relogement n’ont été discutées. L’EPFL a également tardé à informer sa communauté, ne changeant en rien sa position malgré une pétition pourtant signée par plus de 8000 personnes. (11) (12) De plus, suite à l'annonce du lauréat du concours d’architecture pour ce projet – auquel 2 bureaux seulement ont participé – aucune information détaillée sur la proposition retenue ni sur les alternatives étudiées n’a été communiquée. L’EPFL n’a par exemple jamais mentionné que le bâtiment actuellement occupé par le Centre Bernoulli est structurellement conçu pour être surélevé.(13) La surélévation de ce bâtiment pourrait permettre d'agrandir le centre Bernoulli dans des délais plus courts, tout en conservant la Ferme de Bassenges.(14) 

Ce déficit de transparence s’étend à d’autres procédures de construction sur le campus.(15) Plusieurs concours architecturaux organisés ces dernières années ont été épinglés par l’Observatoire des marchés publics romand (OMPR) pour leur manque d’exemplarité.(16) Depuis plusieurs années, l’EPFL appuie son développement sur des projets architecturaux iconiques.(17) S'ils participent au dynamisme du campus, ces fleurons au rayonnement international sont souvent éloignés des besoins quotidiens des usager·es du campus. La richesse exceptionnelle d’expertises présentes sur les campus reste aujourd'hui largement sous-utilisée dans les grandes décisions d'aménagement. Il est essentiel de penser l'aménagement du territoire universitaire avec et pour celles et ceux qui y vivent, y travaillent, y cultivent et y innovent afin d'imaginer collectivement des trajectoires d'avenir pour ce territoire.


Pour un territoire exemplaire face aux défis du XXIe siècle

La situation de la Ferme de Bassenges offre une opportunité unique de repenser le développement du campus dans une perspective de long terme. Selon les conclusions du sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), l’aménagement du territoire doit favoriser des trajectoires articulant justice sociale, résilience des écosystèmes et innovation.(18) Le projet de la Ferme s’inscrit déjà dans cette dynamique : il relie biodiversité, production locale, transmission des savoirs et bien-être communautaire, tout en constituant un terrain d’expérimentation interdisciplinaire. 
À l’inverse, le GIEC souligne que les projets fondés sur des logiques et des gains à court terme mènent souvent à une mauvaise adaptation, en générant des infrastructures rigides et inadaptées aux futurs incertains.(19) Le nouveau projet, déconnecté de son contexte social et écologique, s’inscrit précisément dans cette logique. Pourquoi opposer l’agrandissement du Centre Bernoulli et la pérennité du projet de la Ferme de Bassenges, quand leur coexistence est possible ?
Si elle est soutenue, la Ferme pourrait continuer d’incarner une gestion résiliente du territoire, de participer à une défense effective de la démocratie alimentaire,(20) et de devenir un démonstrateur de transition systémique :  multisectoriel, inclusif, « à faibles regrets » (21) et ouvert à l’évolution des conditions futures. Elle renforcerait encore les liens entre science, société civile et territoire,(22) en soutenant un développement cohérent avec les besoins fondamentaux des populations et des infrastructures locales.(23)

Préserver la Ferme de Bassenges, c’est faire le choix d’un développement résilient et visionnaire, en phase avec les défis de notre époque. C’est un choix tourné vers l'avenir. Dans quelques décennies, nous pourrons nous réjouir d’avoir préservé ce lieu vivant, témoin d’une autre manière d’innover : enracinée, coopérative et durable.





  1. EPFL. « La Ferme de Bassenges confiée à un collectif de jeunes agriculteurs. » Actualité EPFL, 25 février 2020. 
    https://actu.epfl.ch/news/la-ferme-de-bassenges-confiee-a-un-collectif-de-je/. Consulté le 24 avril 2025.

  2. Cambium Sàrl. Collectif lauréat de l’appel à candidatures pour la Ferme de Bassenges (2019).

  3. EPFL et UNIL. Dossier d’appel à candidatures : Avenir des espaces agricoles des campus de l’UNIL à Dorigny et de l’EPFL à Bassenges. https://actu.epfl.ch/public/upload/files/Dossierappelcandidatures.pdf. Consulté le 24 avril 2025.

  4. “Recently, the farmland owned by UNIL and EPFL was made available to a young collective in order to grow fruit, vegetables and trees and breed farm animals through a sustainable, closed loop system. The farm’s products will be sold directly on site and on the EPFL and UNIL campuses” EPFL. EPFL 2021–2024 Strategic Plan. Lausanne, 2020. https://www.epfl.ch/about/overview/wp-content/uploads/2021/12/LEX-1.1.11.pdf. Consulté le 24 avril 2025.

  5. Université de Lausanne, CAP 2037 : Stratégie de transition écologique de l’UNIL https://wp.unil.ch/cap2037/. Consulté le 24 avril 2025  

  6. RTS. « Fermes suisses en péril : 2 disparaissent chaque jour, transmission difficile ». RTS Info, 17 mai 2025. https://www.rts.ch/info/suisse/2025/article/fermes-suisses-en-peril-2-disparaissent-chaque-jour-transmission-difficile-28885052.html. Consulté le 17 mai 2025  

  7. Ferme de Bassenges. « Collaborations universitaires. » https://fermedebassenges.ch/collaborations-universitaires/. Consulté le 24 avril 2025.

  8. “L’entretien général sera assuré par des prestations de maraîchage, d’arboriculture et de pâturage à façon.”
    EPFL. « Projet de Centre Bernoulli à Bassenges. » https://www.epfl.ch/campus/visitors/fr/batiments/chantiers/projet-de-centre-bernoulli-a-bassenges/. Consulté le 24 avril 2025.

  9. Aujourd’hui, en Suisse, 2 à 3 fermes disparaissent par jour, soit plus de 600 par an. De plus, la moitié des personnes à la tête d’exploitation seront à la retraite d’ici 2038 : en 2024, 55% sont âgées de 50 ans ou plus.
    Association des petits paysans. « Changement structurel. » https://www.petitspaysans.ch/dossier/changement_structurel/.  Consulté le 24 avril 2025. Office fédéral de la statistique (OFS). Agriculture – Statistique de poche 2024. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/actualites/quoi-de-neuf.assetdetail.31605106.html. Consulté le 24 avril 2025.


  10. EMA Architectes. « Lauréat du concours EPFL – réhabilitation. » LinkedIn, https://www.linkedin.com/posts/ema-eric-maria-architectes-associ%C3%A9s-sa_laureat-du-concours-epfl-rehabilitation-activity-7292935413982224384-iBw0/. Consulté le 24 avril 2025.

  11. « Préservons l’avenir agricole de la ferme de Bassenges – pétition. » OpenPetition.eu, https://www.openpetition.eu/ch/petition/online/preservons-lavenir-agricole-de-la-ferme-de-bassenges9. Consulté le 24 avril 2025.

  12. VPO-EPFL. « Réponse à la pétition du 28 juin 2024. » https://drive.google.com/file/d/1fpAUTcjMQEGlz4hywesCZTAN-7-FbvHI/view. Consulté le 24 avril 2025.

  13. “Ce principe d’empilement est aussi adapté à une flexibilité demandée : le bâtiment anticipant un exhaussement de deux niveaux en continuant la logique du système mis en place.” 
    Group8. « Garderie de l’EPFL. » http://www.group8.ch/fr/projets/garderie-de-lepfl_35?category_id=2. Consulté le 24 avril 2025.

  14. EPFL – Laboratoire LAST. Projet de surélévation du bâtiment GA. https://www.epfl.ch/labs/last/wp-content/uploads/2020/04/BA_1805_LAST.pdf. Présentation du projet étudiant - explorant la question de la surrélévation du batiment GA, page 32 à 50: https://ia-living-archives-2021.s3-zh.os.switch.ch/filer_public/a1/0f/a10fadb0-a9be-4423-8a2c-8bb411f1a09f/250118_bassenges_forum-ii_presentation-slides_1920x1080_srivastavaalexandre.pdf. Consulté le 24 avril 2025.

  15. Espazium. « L’EPFL : toujours la loi du Far West ? » https://www.espazium.ch/fr/actualites/lepfl-toujours-la-loi-du-far-west. Consulté le 24 avril 2025.

  16. Nombre limité de participant·es, sélections opaques, procédures accélérées, temporalités des phases restreintes, manque de diversité au sein des jurys, non-publication des rapports de concours, etc. 
    Voir notament: 
    Observatoire des marchés publics romand. Analyse du projet Coupole-Esplanade. https://espazium.s3.eu-central-1.amazonaws.com/files/2022-12/analyse%20Coupole%20-%20Espalanade,%20Campus%20d’Ecublens.pdf. Consulté le 24 avril 2025.

  17. EPFL. Projets récents : Rolex Learning Center (2010), Swisstech Convention Center (2014), EPFL Pavillon (2016). Financement public-privé.

  18. Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). « Résumé à l’intention des décideurs. » In H.-O. Pörtner et al., Changements climatiques 2022 : impacts, adaptation et vulnérabilité. Contribution du Groupe de travail II au sixième rapport d’évaluation, 2022. https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg2/downloads/report/IPCC_AR6_WGII_SummaryForPolicymakers.pdf. Consulté le 24 avril 2025.

  19. Ibid., C.4.1. “Les actions qui se concentrent sur des secteurs et des risques isolés et sur des gains à court terme conduisent souvent à une mauvaise adaptation […].” 

  20. EPFL. Stratégie Climat et Durabilité 2030, p. 40. “Objectifs: Réduire de 40% l’impact global de l’alimentation en termes de CO2 d’ici à 2030. Offrir 70% de produits locaux et 100% de produits frais de saison. Augmenter la part des produits biologiques de 6 à 15%. Réduire les déchets alimentaires.” https://www.epfl.ch/about/sustainability/wp-content/uploads/2023/03/Strategie_Climat_Durabilite_EPFL_2023.pdf. Consulté le 24 avril 2025.

  21. GIEC. Ibid., C.4.4. “Une planification multisectorielle, multi-acteurs et inclusive avec des voies flexibles encourage des actions peu regrettables […].”

  22. GIEC. Ibid., D.2. “Le développement résilient au changement climatique est facilité par […] le développement de partenariats avec des communautés locales et la société civile […].”

  23. GIEC. Ibid., C.2.6. “La prise en compte des impacts et des risques du changement climatique dans la conception et la planification des établissements et infrastructures urbains et ruraux est essentielle pour la résilience […] et le renforcement des systèmes alimentaires locaux.”